À l’heure chinoise : comment les marques de l’Empire du Milieu bousculent l’automobile française
Un nouvel acteur devenu central en une décennie
Longtemps cantonnées à la marge et caricaturées pour leurs « copies » plus ou moins inspirées des modèles occidentaux, les marques chinoises s’installent désormais dans le paysage français et européen. Le frémissement s’est mué en tendance lourde au gré d’une recomposition industrielle et technologique accélérée par l’électrification. MG – marque aux racines britanniques passée sous pavillon du géant public chinois SAIC – a franchi fin octobre le cap des 100 000 voitures livrées en France, devançant désormais des généralistes historiques comme Fiat, Seat ou Nissan.
L’envolée ne se limite pas à l’Hexagone. Sur le premier semestre 2025, la part agrégée des marques chinoises en Europe a quasiment doublé en un an pour atteindre 5,1 % des immatriculations, selon JATO Dynamics, avec une progression de 91 % des volumes. BYD, Jaecoo, Omoda, Leapmotor ou Xpeng tirent ce mouvement, tandis qu’en avril 2025 les marques chinoises captaient 8,9 % du seul marché européen des véhicules électriques.
De la copie au laboratoire de l’électrique
L’histoire officielle de l’automobile chinoise commence par un camion : le Jiefang CA-10, copie du soviétique ZIS-150, assemblé par la First Automobile Works au milieu des années 1950. Une industrialisation sous tutelle des alliés soviétiques qui a durablement installé une culture du rétro-ingénierie, avant que ne s’ouvrent, à partir des années 2000, la phase des coentreprises avec les constructeurs étrangers et le saut qualitatif.
Cette bascule se joue aujourd’hui sur l’électrique. En 2024, « presque la moitié » des voitures vendues en Chine étaient électriques, et, depuis juillet 2024, les ventes d’électriques y dépassent régulièrement, sur une base mensuelle, celles des thermiques. Surtout, au premier semestre 2025, les « nouvelles énergies » (100 % électriques et hybrides rechargeables) ont légèrement dépassé les moteurs thermiques : 5,458 millions de NEV contre 5,433 millions d’ICE selon la fédération des constructeurs chinois (CPCA), un point d’inflexion historique.
Cette avance s’explique par une maîtrise sans équivalent de la chaîne batterie. En 2024, CATL a fourni 37,9 % des batteries mondiales et BYD 17,2 %. Deux fournisseurs chinois qui totalisent à eux seuls plus de la moitié du marché, renforçant l’avantage coût/technologie des marques nationales.
La puissance industrielle, nouvel atout-prix
Dans les ateliers, la Chine pousse l’intensité productive à des niveaux rarement observés. À Zhengzhou, l’une des mégafabriques de BYD a, selon la presse locale citée par Business Insider, tourné en 2024 autour d’un rythme d’environ une voiture par minute, pour environ 545 000 unités annuelles. Sans valoir certificat d’homologation scientifique, ces ordres de grandeur disent l’ambition d’un industriel qui a vendu 4,27 millions de véhicules en 2024, essentiellement sur son marché domestique.
Cette massification nourrit un différentiel de prix qui bouscule l’équation des marques européennes. L’Union européenne a ainsi adopté à l’automne 2024 des droits compensateurs définitifs visant les électriques chinoises – 17 % pour BYD, 18,8 % pour Geely, un barème pouvant atteindre, selon Reuters, plus de 45 % au cas par cas – au motif de subventions jugées déloyales. En France, la réforme du bonus écologique, entrée en vigueur le 1er janvier 2024, introduit un « score environnemental » qui exclut de fait de nombreux modèles assemblés en Chine.
La France, terrain d’essai prudent mais réceptif
Malgré ces garde-fous, l’Hexagone s’ouvre, mais prudemment. Au premier semestre 2025, les marques chinoises ne représentaient encore que 2,6 % des ventes en France, MG devançant nettement BYD. La dynamique est toutefois visible : en septembre, MG montait à environ 3 % des ventes aux particuliers, tandis que les premières livraisons significatives d’Xpeng se faisaient sentir sur des modèles comme le G6.
La bascule technologique n’efface pas l’effet-marque. En 2023, Porsche a vendu davantage en Chine (environ 80 000 unités) qu’aux États-Unis, et BMW y écoule plus du double de ce qu’il vend outre-Atlantique. À l’inverse, des nouveautés chinoises très spectaculaires – supercars électriques extrêmes ou SUV surpuissants – font parfois plus parler d’elles qu’elles ne se vendent. L’ascension relève moins du gadget que de la montée en gamme progressive des berlines, SUV familiaux et citadines électriques proposées à des tarifs contenus.
Un choc culturel autant qu’industriel
L’automobile, en France, n’est pas seulement un objet utilitaire : c’est un capital culturel. Les marques chinoises l’ont compris et travaillent leurs emblèmes. Hongqi, marque cérémonielle du groupe FAW, aligne encore la limousine L5 pour les déplacements d’État, perpétuant une tradition d’apparat que la Chine associe à sa puissance retrouvée. Cette mise en scène nationale accompagne, sur le marché, une offre désormais compétitive, techniquement à niveau, sinon en avance sur des modules essentiels : électronique embarquée, gestion d’énergie, intégration logicielle.
L’effet MG, la tentation BYD et l’Europe sous tension
Dans l’Hexagone, MG joue le rôle de tête de pont : réseau en voie de densification, positionnement prix agressif, gabarits « européanisés ». BYD, champion domestique, avance plus lentement mais affiche ses ambitions européennes, porté par un appareil industriel et batterie intégré. Au niveau continental, les données JATO et Dataforce corroborent un gain rapide d’influence, malgré les droits compensateurs. L’arbitrage du consommateur européen reste sensible aux prix d’accès, aux garanties et à la disponibilité, autant d’éléments sur lesquels les nouveaux entrants mettent la pression.
Ce que la France peut encore décider
La politique publique pèsera lourd dans la trajectoire. Le bonus écologique « verdi » a déjà freiné certains modèles importés de Chine sur le segment électrique, au prix – pointé par plusieurs observateurs – d’un « effet d’éviction » partiel compensé par la montée des hybrides rechargeables, souvent fabriqués, eux aussi, en Chine. La coordination entre exigences climatiques, protection de l’industrie européenne et pouvoir d’achat des ménages demeure fragile, alors que Bruxelles a désormais gravé ses droits compensateurs et que Pékin surveille de près les contre-mesures.
Un nouvel équilibre plutôt qu’un grand remplacement
L’émergence chinoise n’annonce pas mécaniquement la disparition des marques historiques en France. Elle installe un nouvel équilibre où le rapport qualité-prix et la capacité d’exécution industrielle pèsent autant que l’héritage symbolique. À court terme, le couple batterie-logiciel et l’intégration verticale offrent aux groupes chinois un avantage décisif, visible dans les chiffres : 4,27 millions de ventes pour BYD en 2024, une part agrégée de 5,1 % du marché européen au premier semestre 2025, et, en Chine, des ventes de véhicules électrifiés désormais au-dessus des thermiques. À moyen terme, les garde-fous commerciaux européens, l’évolution des coûts salariaux en Chine et la réindustrialisation « proche » – y compris des usines de marques chinoises implantées en Europe – redessineront la carte. L’« heure chinoise » de l’automobile française ne sonne pas l’extinction des autres ; elle oblige chacun à accélérer, innover et se repositionner.
Notes de méthode : les chiffres de parts de marché européenne proviennent de JATO Dynamics et Dataforce relayés par des médias spécialisés, les statistiques batteries 2024 de CnEVPost (données SNE Research), les décisions commerciales de la Commission européenne de sa base « Access2Markets », et les évolutions de mix en Chine de l’IEA et du CPCA.

